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lundi 29 décembre 2014

En Guyane, laissez-vous guider par les grenouilles !


La grenouille tropicale Allobates femoralis vit dans la forêt amazonienne. Les adultes sont terrestres, mais leurs têtards ne se développent que dans de petites mares. Ces sites de reproduction étant souvent  temporaires, les mâles sont contraints de transporter régulièrement les têtards d’une mare à l’autre au gré des variations du niveau des eaux. Les distances qu’ils ont alors à parcourir avec leur progéniture sur le dos peuvent atteindre plus de 200 m et leur demander plusieurs heures d’effort. De plus, entre deux transports, chaque mâle retourne sur son territoire d'origine. On s’attend donc à ce qu’ils soient capables de s’orienter efficacement dans la forêt. Mais est-ce vraiment le cas, et comment font-ils ?
Allobates femoralis (cliché: Alessandro Catenazzi, Creative Commons)
Pour le savoir, des scientifiques ont mené une expérience grandeur nature dans une forêt de Guyane française. Ils ont capturé des mâles d’A. femoralis et les ont équipés de minuscules transpondeurs pour suivre précisément leurs déplacements. Puis, ils les ont relâchés hors de leur territoire et ont vérifié s’ils prenaient ou non la bonne direction pour rentrer chez eux.

Deux cas de figure ont été étudiés. Dans le premier, les grenouilles étaient transportées à environ 300 m de leur territoire, dans des endroits qu’aucun obstacle particulier ne séparait de leur lieu de capture – autrement dit, des endroits qu’elles avaient de grandes chances d’avoir déjà visités dans le passé. Dans ce cas, les grenouilles sont parties directement dans la bonne direction. En leur laissant suffisamment de temps, plusieurs d’entre elles sont même revenues à quelques mètres seulement de leur territoire !

Dans le second cas, les grenouilles ont aussi été relâchées à 300 m de leur lieu de capture, mais dans un endroit qui leur était forcément inconnu : au milieu d’une île de 5 ha, séparée de leur territoire initial par une rivière formant une barrière infranchissable. Cette fois, les grenouilles n’ont pas su prendre la direction qui les rapprocherait de chez elles.

Les 100 premiers mètres parcourus par des grenouilles relâchées dans une zone familière (à gauche) et non familière (sur une île, à droite). La flèche noire indique la direction de leur territoire d'origine. Toutes les grenouilles ont été rapatriées chez elles une fois l'expérience terminée. (figure tirée de Pasukonis et al. 2014).

D’après les scientifiques, seul un véritable apprentissage spatial permettrait d’expliquer la nette différence observée entre leurs deux groupes expérimentaux. Au cours de leurs voyages familiaux, les grenouilles se forgeraient une carte mentale des environs de leur territoire, ce qui leur permettrait de s’orienter facilement tant qu’elles restent dans le périmètre connu. Une telle capacité n'avait jamais été identifiée chez les amphibiens.


Pour en savoir plus :
  • Pašukonis A., Warrington I., Ringler M., Hödl W., 2014 – “Poison frogs rely on experience to find the way home in the rainforest”, Biology Letters 10 (11), 20140642.
  • Un site dédié aux recherches menées sur cette grenouille. On peut notamment y voir l'île où a été menée cette expérience.
  • Une vidéo qui montre les performances vocales des mâles dans leur milieu.

Julien Grangier

lundi 22 décembre 2014

La ruse des orchidées déjouée par le réchauffement global

Une ophrys araignée (cliché: Björn S., Creative Commons)

Des chercheurs anglais viennent de montrer pour la première fois comment le réchauffement climatique est susceptible d’affecter sur le long terme la pollinisation d’une plante par ses insectes associés.

L’espèce étudiée est une orchidée qui habite une grande partie de l’Europe, l’ophrys araignée (Ophrys sphegodes). Cette plante a développé une stratégie franchement « malhonnête » pour attirer ses pollinisateurs. Ses fleurs imitent les femelles de l’abeille solitaire Andrena nigroaenea pour tromper les mâles sans offrir la moindre goutte de nectar en échange de leur visite. Visuellement, la ressemblance est assez grossière (l’humain y a plutôt vu l’abdomen d’une araignée, d’où le nom de la plante). Olfactivement, en revanche, le piège est parfait : les abeilles mâles n’y résistent pas, et deux sacs polliniques se collent à elles au cours de la pseudocopulation qui s’ensuit. Facilement leurrées par plusieurs plantes successives, les abeilles assurent ainsi sans le savoir la reproduction de l’ophrys.

Pseudocopulation entre un mâle d'A. nigroaenea et une fleur d'ophrys araignée (cliché: Shuqing Xu, avec l'aimable autorisation de l'auteur)

Les chercheurs ont examiné l’influence de la température printanière sur le rythme d’activité des abeilles et le pic de floraison des orchidées. Observations de terrain, spécimens de musée bien étiquetés et bases de données météorologiques ont permis de couvrir les 120 dernières années. Les analyses montrent que plus les printemps sont chauds, plus l’activité des abeilles et la floraison des orchidées sont précoces. Seulement, l’effet est plus marqué chez les abeilles ! 

Alors que chaque degré supplémentaire avance le pic de floraison des orchidées de 6 jours en moyenne, la période d’activité des abeilles mâles avance de 9 jours. Petit à petit, le réchauffement du climat désynchroniserait la floraison des plantes et l’activité de leurs pollinisateurs. 

De plus, les abeilles femelles tendent normalement à s'activer un peu plus tard que les mâles, qui ne sont ainsi pas tout de suite "distraits" par leur présence. Malheureusement, les femelles sont encore plus sensibles au réchauffement avec 15 jours d’avance par degré supplémentaire. Plus il fait chaud, plus les mâles rencontrent donc des femelles tôt, ce qui réduirait encore le nombre de plantes visitées.

Or, contrairement aux interactions généralistes où chaque plante dispose de nombreux pollinisateurs possibles, la reproduction de l’ophrys araignée dépend presque totalement d’A. nigroaenea. Les chercheurs estiment ainsi qu’une élévation de 2°C de la température printanière suffirait à affecter sérieusement la pollinisation de cette orchidée. Aussi efficace soit-elle, l’hyper spécialisation devient dangereuse quand les temps changent…


Référence : Robbirt K. M., Roberts D. L., Hutchings M. J. et Davy A. J., 2014 – “Potential disruption of pollination in a sexually deceptive orchid by climatic change”, Current Biology (doi: 10.1016/j.cub.2014.10.033)


Julien Grangier

jeudi 11 décembre 2014

Chauves-souris : les ondes de la discorde


Vous n’aimez pas être dérangé au cours des repas ? Estimez-vous heureux de ne pas être un molosse du Brésil (Tadarida brasiliensis).

Des molosses du Brésil font une petite virée crépusculaire (cliché N. Hristov/domaine public)
Imaginez-vous un instant dans la peau d’une de ces chauves-souris : vous poursuivez un insecte appétissant repéré en plein vol. En phase d’approche finale, vous émettez des sons dans sa direction et vos grandes oreilles captent les échos qui en reviennent : cela vous renseigne précisément sur l’emplacement, la taille et la vitesse de votre proie. Soudain, une autre chauve-souris vous bombarde d’ondes sonores qui brouillent vos perceptions. La gêne est si importante que vous ratez la cible, et c’est la voisine qui se régalera à votre place ! Maigre consolation : la technique de compétition alimentaire dont vous venez d’être victime fait l’admiration des biologistes.

En effet, perturber la perception sensorielle des compétiteurs pour augmenter ses propres prises est une stratégie inédite. Elle vient d’être décrite dans la revue Science par deux chercheurs américains comme un « phénomène encore jamais documenté chez les animaux ». Le molosse du Brésil, que l’on trouve des États-Unis jusqu’en Argentine, était pourtant déjà bien connu pour former les plus grandes colonies de chauves-souris du monde : plus d’un million d’individus se réunissent parfois dans une seule grotte. Par ailleurs, on savait déjà que ces animaux utilisent un large répertoire vocal pour communiquer.

Mais un signal sonore encore inconnu a intrigué les chercheurs : il était toujours émis par une chauve-souris au moment précis où une autre lance ses signaux d’écholocation avant de fondre sur sa proie. Or, micros et caméras infrarouge ont révélé que ce signal réduit de 70 à 85% le taux de capture d’insectes par la chauve-souris qui en est victime. Les tentatives infructueuses se voient bien sur les films au ralenti tournés par les chercheurs. De plus, l’analyse détaillée du signal perturbateur montre que la fréquence et la durée  des sons qui le composent sont modulées de façon à brouiller le plus possible les signaux d’écholocation. A défaut d’avoir le sens du partage, ces chauves-souris ont clairement celui du timing.


Référence : Corcoran A. J. et Conner W. E., 2014 – “Bats jamming bats : food competition through sonar interference”, Science, 346 : 745 – 747.

Julien Grangier

lundi 1 décembre 2014

14_Les pierres sont vivantes




« Elle nous reçoit quand nous naissons, une fois nés elle nous nourrit puis nous soutient toujours, et finalement nous embrasse en son sein lorsque le reste de la nature nous a déjà reniés et nous couvre plus que jamais comme une mère […] Elle est en effet la seule partie de la nature à l’égard de laquelle nous soyons ingrats. Pour quels plaisirs et pour quels affronts ne sert-elle pas l’homme ? On la jette dans les mers, ou bien on la ronge pour faire passer des canaux. Elle est tourmentée à tout moment par l’eau, le fer, le feu, le bois, la pierre, le grain, et pour pourvoir à nos plaisirs […] »
Pline l’Ancien, Histoire naturelle, Livre II 




Comme le dit si bien Pierrick Graviou, qui a dirigé ce dossier, « Les cailloux sont partout ! » Ils sont même si présents qu’on les a longtemps oubliés…

Comme à sa vieille habitude, l’homme s’est longtemps seulement préoccupé des roches qui lui étaient profitables (métaux, gemmes, pierres de construction), dommageables (volcans, tremblements de terre) ou “vraiment bizarres” (fossiles). Curieusement, toutes ces choses n’avaient pas de rapport entre elles. Dans son Histoire naturelle, Pline l’Ancien regroupe dans le livre II l’astronomie, la météorologie, l’hydrographie et la géologie. Les métaux, pierres précieuses ou de construction sont rejetés aux derniers livres de cette somme. Si la Terre lui a inspiré des élans passionnés (voir citation), on sait qu’elle ne s’en souviendra pas lorsque le Vésuve “l’embrassera en son sein bien avant l’heure. Notez qu’à la fin de cette citation, la pierre fait partie des tortionnaires de la Terre… lorsqu’elle est manipulée par l’homme, bien sûr.

Précédé de nombreuses générations de mineurs, de maçons, de troglodytes, de sculpteurs, de tunneliers ou de géographes il est d’usage de dater l’apparition du premier véritable géologue du XVIIIe siècle, l’Écossais James Hutton. Car, pour comprendre les liens entre fossiles, gemmes, volcans ou plissements, il était nécessaire de pouvoir donner aux montagnes, déjà colossales, de nouvelles dimensions tout aussi démesurées que sont celles du temps et même du mouvement. Du Moyen Âge jusqu’à l’époque moderne, la Genèse ne laissait pas assez de temps aux montagnes pour surgir, aux vallées pour se creuser ou aux animaux pour se pétrifier. Si c’est la géologie qui a sans doute le plus souffert de ce carcan, c’est aussi elle qui lui a donné le coup de grâce. Rendons-lui hommage et souvenons-nous que si Charles Darwin n’avait pas lu les Principes de Géologie de Charles Lyell (encore un Écossais) à bord du Beagle, la face de l’histoire de la biologie en aurait été changée.

Oui, les cailloux sont partout, même dans les sciences, car la géologie est l’essentielle base du vivant. Et les géologues, qui savent manier dans les trois dimensions (et à des échelles qui nous dépassent) une succession d’événements qui s’accumulent, s’entrechoquent, s’effondrent puis s’érodent – là où je ne vois qu’un tas de cailloux –, pourraient légitimement en tirer une certaine arrogance. Et pourtant non, car ce sont des gens discrets (et bons vivants) ravis de partager leur passion et de vous montrer, à travers ces pages, combien les pierres ont influencé et servi tant de formes du vivant, dont la nôtre, et combien la géologie est l’indispensable clé pour comprendre tant d’autres choses.
Cécile Breton

Mineurs posants fièrement sur leur tas de cailloux (Mines de cuivre du Michigan, 1905, cliché A. F. Isler/MinchiKeweenaw National Historical Park/Creative Commons).

lundi 1 septembre 2014

13_La nature est un conte de fées



« […] Car le monde véritable que la science nous révèle est de beaucoup supérieur au monde fantastique créé par l’imagination. »
Ernest Renan, l’Avenir de la science. Pensées de 1848.




Un numéro sur les couleurs, mais pas n’importe lesquelles ! Les couleurs multiples, changeantes, iridescentes, un vrai défilé “bling-bling” de fleurs, de papillons et de coléoptères. Alors, curieusement, cette “foire aux yeux” a fait resurgir en moi le souvenir d’un vieux film : Peau d’âne de Jacques Demy. Pourquoi ? c’est ce que j’ai voulu savoir et, par chance, une excellente version pixelisée et sous-titrée en serbo-croate est disponible sur YouTube.

Nous sommes en 1970 lorsque sort ce film, en plein mouvement psychédélique et les images de Peau d’âne sont saturées de couleurs : les chevaux et les serviteurs sont rouges ou bleus et, pour repousser le mariage incestueux, Peau d’âne exige de son père trois robes aux couleurs impossibles : du temps – « Quel temps ? Le beau temps bien sûr ! » –, de la Lune, puis du Soleil.

Revoir les films de son enfance, c’est prendre le risque de voir le charme s’évanouir, voir du mièvre où l’on voyait hier du rêve. Dès les premières minutes, mes préoccupations immédiates parasitent ma perception : le pourpoint démesuré de Jean Marais le fait ressembler à un gros coléoptère et la merveilleuse Micheline Presle tient le rôle d’une théorie évolutionniste : la “reine rouge”.

Mais finalement Peau d’âne est toujours merveilleux, même si l’objet de cet émerveillement diffère car les “ficelles” sont désormais bien visibles. Malgré les trucages approximatifs à la Meliès et le décor trop factice, la magie opère toujours et ce n’est pas seulement la performance de Catherine Deneuve (cuisinant sans rien perdre de sa grâce, engoncée dans plusieurs kilos de tissu, et surtout sans se salir les manches) qui l’explique. Alors d’où vient cette magie ?

Connaître les mécanismes de l’illusion ne la détruit pas, et même, au contraire, lui redonne de la force. C’est la conviction qu’Ernest Renan exprime dans ce texte où il réagit à « l’éternelle jérémiade de certains esprits sur les prétendus paradis dont nous prive la science ». À fin du XIXe siècle, il y a déjà longtemps que la chimie a tué l’alchimie et l’avènement des sciences objectives s’apparente pour beaucoup à un passage forcé à l’âge adulte condamnant fées, trolls et leprechauns au bûcher rationaliste.

Renan pensait que le merveilleux serait toujours contenu par les limites de notre imagination, alors que les créations du vivant, bien réelles, ne connaissent pas de limite. Il avait raison, les dinosaures n’ont pas tué les dragons, ils leur ont donné la force du réel. Savoir que le bleu des ailes des papillons morpho est produit par les nanoreliefs de leur surface n’enlève rien à leur beauté mais en révèle une autre.

Et demain, peut-être, toutes les petites filles pourront porter la robe couleur du temps de Peau d’âne, celle où passent des nuages, comme vous le découvrirez dans ces pages… Alors, émerveillez-vous !
Cécile Breton


dimanche 1 juin 2014

12_La vie est la meilleure solution





Savez-vous ce qui se passe lorsque vous envoyez un mail ? Croyez-vous que les machines communiquent entre elles comme le fait le postier, en allant directement à l’adresse indiquée sur l’enveloppe ? Non, lorsque ce mail dont dépend votre avenir, ciselé comme du Flaubert, est expédié à votre patron, il est pulvérisé sur la toile, balancé sans ménagement en de multiples petits “paquets” de données binaires dans l’espace numérique, n’importe où, au hasard. Flippant non ? Les machines communiquent dans notre dos avec des chiffres, les “http://www…” ou les “@Demaesmaker.com” ne sont qu’une façon de se faire comprendre de nous et correspondent pour elles à ce que l’on appelle une adresse IP. Cette suite de nombres séparés par des points est la seule chose que vos précieux petits “paquets” ont en commun. Chacun d’entre eux “cherche” l’adresse IP que vous avez indiquée – sans savoir que c’en était une – et arrive à une première adresse, erronée, un routeur à Boston ou à Tombouctou. Cette machine lui indique l’adresse qu’elle connaît la plus proche de celle qu’il cherche, et ainsi de suite, de proche en proche jusqu’à ce que votre mail se reconstitue là où on l’attend et tout ceci presque instantanément. Le “packet switching”, inventé en 1962, est le principe fondateur de ce qui deviendra plus tard le World Wide Web, réseau qui fonctionne encore aujourd’hui grâce à cette trouvaille de Paul Baran…

Que s’est-il passé dans le cerveau malade des informaticiens pour inventer un système aussi tordu ? Ils ont simplement répondu à la demande de l’US Air force : créer un réseau de communication décentralisé capable, en quelque sorte, de “résilience”, c’est-à-dire un réseau où la destruction de plusieurs machines ne mettrait pas en péril la possibilité de communication entre les autres et où n’importe quelle nouvelle machine pourrait venir se “greffer”.

Il n’est pas dit si Paul Baran s’est inspiré du monde vivant pour créer ce système, mais ce principe d’essai-erreur, ce réseau capable de faire des dérivations en cas de problème me fait irrésistiblement penser à certains mécanismes évolutifs ou neuronaux. Je me plais à penser que cet esprit matheux et rationnel est arrivé à cette solution contre-intuitive, semblant aléatoire et menée par le hasard, simplement parce que c’était la plus efficace.

Avec son apparent chaos, le vivant est donc efficace, puisqu’il est. Ainsi, le paresseux, avec ses quelques respirations par minute, sa dizaine d’heures de sommeil par jour, survit-il dans les forêts les plus dangereuses de Guyane. Ainsi, cette peluche de quelques dizaines de grammes, le microcèbe, issu d’une “famille” âgée de 50  millions d’années, fait-elle preuve de capacités d’adaptation extraordinaires. Parce qu’elles se sont développées sur d’inconcevables durées, ces évolutions ont abouti à des formes de vie contre-intuitives (pour notre imagination limitée) d’une efficacité redoutable, gérant au plus juste leurs sources d’énergie, développant des collaborations improbables avec d’autres espèces et représentant un potentiel de connaissances que la recherche commence à peine à entrevoir.

Internet est un réseau bien limité si on le compare au nombre inconcevable d’interactions imbriquées du vivant. Les machines ne sont pas vivantes, même si les scénaristes de Star Trek, Matrix ou Real humans ne se sont pas privés de l’imaginer, mais peut-être est-ce seulement parce que le temps leur a manqué…
Cécile Breton

Carte partielle d’Internet.
Chaque ligne lie deux nœuds, représentant deux adresses IP. La longueur de chaque ligne indique le délai entre ces deux nœuds (doc. The Opte Project/Wikimedia commons).

samedi 1 mars 2014

11_Fleurs perfides



«  Il est d’étranges soirs où les fleurs ont une âme.  »
Albert Samain, 
Au jardin de l’Infante, 1893




Je n’ai jamais été très à mon aise en présence d’une orchidée. J’ai toujours le sentiment diffus que les multiples petites têtes d’une hydre fantastique me dévisagent sans gêne en me souriant méchamment. Leur architecture compliquée m’évoque tour à tour des yeux et des dents, des bouches goulues, des oreilles hypertrophiées, des bras menaçants… en un mot davantage les inquiétants démons de Jérôme Bosch que les paisibles nymphéas de Monet. C’est pourquoi je ne leur tourne jamais le dos.

Ce trouble vient évidemment des analogies qu’il est aisé de faire entre l’anatomie de leurs fleurs et celle de l’homme – et de nombreuses plantes ont été l’objet de telles comparaisons. On attribue à un certain Pedanius Dioscoride, auteur, au premier siècle apr. J.-C., de De materia medica (Sur la flore médicinale), la paternité de ce qu’on appelle la “théorie des signatures”. Cette théorie, puisqu’il faut l’appeler comme cela, postule que les plantes qui ressemblent à un organe ou à un membre humain soignent l’organe ou le membre en question. Au premier rang d’entre elles la célèbre mandragore, autrefois surnommée “petit homme planté” en raison de la forme de ses racines évoquant l’homme tout entier – et je pèse mes mots ; viennent ensuite la noix qui guérit le cerveau, le haricot le rein, etc. On trouve des traces de cette croyance jusque dans les dénominations vernaculaires (et même scientifiques) de nombreuses plantes : la vipérine guérit des morsures de serpent, la sagittaire (en raison de la forme de ses feuilles) guérit les blessures infligées par les flèches, la pimprenelle (Sanguisorba officinalis) aurait des propriétés hémostatiques, etc. Quant à nos orchidées, pardi, en accord avec leur étymologie, elles soulagent les inflammations des testicules (orchite)… ce que confirme l’aspect de leurs tubercules !

Si l’homme est au centre du monde, il est bien “naturel” que les autres espèces justifient leur existence en se mettant à son service et le Créateur, jamais en panne de bonnes idées, a laissé des indices pour que nous n’ayons pas à chercher trop longtemps. Tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes.

Les physionomies sont une chose, les intentions en sont une autre. L’incroyable débauche de moyens inavouables par lesquels orchidées (et aracées) se reproduisent aurait tendance à confirmer le jugement peu charitable que je leur portais déjà. En prenant l’apparence de femelles d’hyménoptères, d’abri douillet ou même d’autres fleurs (elles n’épargnent même pas leur propre famille), elles exploitent de pauvres insectes sans qu’ils en retirent la moindre rémunération. Bref, elles cumulent délit de sale gueule et duplicité !

Ce serait oublier que seul l’homme est capable de machiavélisme. Mais, même si seule l’évolution a sélectionné ces systèmes de pollinisation, nous utilisons, pour en parler, les mots “tromperie” ou “leurre” – et j’en passe, la langue française étant particulièrement riche dans ce registre –, termes qui portent en eux une intentionnalité, et même un calcul qui n’a évidemment pas plus de réalité que les dents ou les oreilles que je vois dans les orchidées. Gardez bien ceci à l’esprit tout au long de ce numéro et appréciez combien il est difficile de regarder le monde sans y voir le reflet de toutes les perfidies dont nous avons l’exclusivité.
Cécile Breton


Mandragora officinarum dans le Tacuinum Sanitatis de Ibn Butlan (vers 1390).
On utilisait un chien pour l’arracher car elle poussait un cri insoutenable.