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mardi 7 février 2012

Cannibalisme : la faim justifie rarement les moyens


Scène de cannibalisme au Brésil au XVIe siècle, telle que décrite par Hans Staden,
tirée de son livre Nus, féroces et anthropophages (1557).


L’anthropophagie fait probablement partie des derniers tabous de l’être humain occidental, terrible interdit à la fois fascinant et repoussant. Ou comment un homme peut en venir à se nourrir d’un de ses semblables. C’est ainsi qu’un film comme le Silence des agneaux et son personnage principal, Hannibal Lecter, sont instantanément entrés dans l’histoire du cinéma, peut-être même celui de notre inconscient. De la même manière, chaque nouveau fait divers impliquant un cannibale attire l’attention d’un public massif.  “Il y a plusieurs années, le mensuel Photos s’était procuré les images de l’identité judiciaire du fameux cannibale japonais Issei Sagawa, qui avait tué et consommé une étudiante néerlandaise à Paris. Ils avaient tiré leur numéro à un million d’exemplaire”, rappelle Georges Guille-Escuret. Si ce chiffre reste à la discrétion de ce dernier, cet anthropologue, chargé de recherches au CNRS, reste l’un des meilleurs connaisseurs de la question.
 
La semaine dernière, l’Institut de paléontologie humaine de Paris et le musée de l’Homme accueillaient Georges Guille-Escuret, pour une conférence intitulée “Cannibalisme, histoire naturelle d’une bestialité supposée”. Ce chercheur vient de publier le deuxième tome d’une Sociologie comparée du cannibalisme (PUF). Il se bat en priorité pour une reconnaissance du fait anthropophagique.  “Il n’y a pas de sujet plus scabreux que le cannibalisme, qui provoque le dédain et suscite un zèle xénophobe. Cette phobie fait que celui qui s’y intéresse est souvent suspecté de fascination morbide. Mais si l’anthropologie est une science, alors elle doit désactiver cette angoisse, assure-t-il. Beaucoup d’énergie a été déployée pour démontrer l’inexistence du cannibalisme, afin de disculper les peuples primitifs. En quoi serait-il plus honteux d’appartenir à une société de cannibales plutôt qu’à une société de tortionnaires, comme la civilisation occidentale ?”
Car le point principal de la thèse de Guille-Escuret est bel et bien de montrer que le fait pour un humain de manger son semblable n’est en rien un fait ancestral, qui remonterait à l’époque où l’être humain vivait telle une bête. Non, son apparition reste anhistorique – c’est à dire relevant d’une situation exceptionnelle dans une société – et profondément lié à deux éléments : le type de régime politique et la démographie. 

En effet, pour beaucoup de penseurs occidentaux, l’anthropophagie est la négation même de la civilisation. Ce depuis l’Antiquité. Ainsi, pour l’auteur, quand Zeus parvient à survivre au cannibalisme de son père, Chronos, c’est la société qui naît. De la même manière, à l’apparition du christianisme, l’anthropophagie devient sacrilège car l’homme est fait à l’image de Dieu et toucher à sa chair revient à insulter Dieu.

Mais là où le cannibalisme ritualisé s’est propagé, c’est à dire dans de nombreuses sociétés sur plusieurs continents, il répondait à chaque fois à des situations sociales particulières. “Le cannibalisme est toujours marqué par l’Histoire et apparaît durant les crises démographiques. Ainsi, l’exemple des Hurons, en Amérique du Nord, qui reçoivent le maïs au XIIIe siècle. Un à deux siècles plus tard, leur population a été multipliée par trois ou quatre. C’est à ce moment que le cannibalisme est apparu chez eux. L’arrivée des Européens dans les zones de ces peuples a d’ailleurs souvent déclenché ou accéléré ces crises démographiques. Il y a une interaction forte entre cannibalisme et démographie.”
Mais il apparaît assez vite, selon le conférencier, que l’explication du cannibalisme par la faim est largement insuffisante. Au contraire, plutôt qu’une anthropophagie liée par une carence en protéines animales, beaucoup de sociétés l’adoptaient dans un cadre tout à fait ritualisé et “honorable”. C’est ainsi qu’à l’époque où les Jésuites tentaient d’évangéliser l’Amérique centrale et du Sud, ils ont été en contact avec des Aztèques. Ils décrivent ainsi le supplice des prisonniers de guerre, capturés sur le champ de bataille. Pour ces derniers, relate Guille-Escuret en citant les manuscrits jésuites, “c’est une fin honorable d’être tué et mangé par son ennemi. Ma seule inquiétude est d’être tué par un novice, comme un fils de chef”. En effet, l’anthropophagie pouvait servir alors de rite de passage et comme un moyen de “monter en grade” dans une société particulièrement stratifiée. Le cannibale traite ici son ennemi comme son alter ego, “tué mais pas vaincu”. De la même manière, aux îles Fidji, rappelle l’auteur, “il n’y avait pas de pire insulte faite à son ennemi vaincu que de laisser son corps sur le champ de bataille plutôt que de l’emmener afin de le manger”.

Si “il n’existe aucune explication générale au développement de l’anthropophagie”, Guille-Escuret précise néanmoins que “dans toute société hiérarchique avec subordination, un Etat, le cannibalisme cesse d’exister”. Par ailleurs, il ne serait que l’apanage des sociétés mobiles et géographiquement peu enracinées. S’il a ainsi disparu de la surface de la Terre, sous sa forme ritualisée, des réminiscences continuent d’exister. Sous la forme de faits divers réguliers mais ponctuels, un peu partout, mais aussi de faits exceptionnels comme les procès pour cannibalismes à l’encontre de dignitaires japonais durant la Seconde Guerre mondiale, par exemple.
Julien Balboni

A lire, Sociologie comparée du cannibalisme, vol. 1, Proies et captifs en Afrique, Vol. 2, La consommation d'autrui en Asie et en Océanie

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