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lundi 21 novembre 2016

22_Des oiseaux et des injures














Dans son poème “Dans ma maison”, les pensées de Prévert dérivent et trébuchent sur un oiseau : le pinson. « Comme c’est curieux les noms », dit-il. Et j’oserais rajouter “d’oiseaux”. Si curieux, que le sens de “noms d’oiseaux” a lui-même dérivé jusqu’à devenir le timide synonyme d’“insulte”. Si notre imagination dans le domaine des injures est inépuisable, elle semble montrer d’inquiétants signes d’essoufflement lorsqu’il s’agit de nommer les oiseaux. À notre décharge, on compte plus de 10 000 espèces dans le très diversifié groupe des tétrapodes ailés : il n’est donc pas surprenant que leurs sobriquets soient parfois drôles, absurdes, surréalistes, attendrissants, mais toujours infiniment - bien qu’involontairement - poétiques. Car ces noms vernaculaires ont toujours une histoire logique : si certains dérivent du nom scientifique de l’animal, beaucoup font référence à son chant, ses couleurs ou ses habitudes alimentaires. Mais la poésie surgit parfois de la logique, là où on l’attend le moins !


Parmi ceux qui me ravissent tout particulièrement, il y a le butor étoilé. Le mot “butor” est lié, par les chemins détournés du bas latin, au bœuf, auquel il est impossible de ne pas penser en écoutant le mugissement de ce joli héron. Très injustement pour lui, “butor” est devenu une insulte alors que l’animal ne s’est jamais particulièrement illustré par sa muflerie. Néanmoins, aujourd’hui, la juxtaposition de “butor” et d’“étoilé” a quelque chose d’infiniment surréaliste et drôle, distillant l’étrange beauté de la rencontre fortuite de la machine à coudre et du parapluie chère au comte de Lautréamont. J’en ai autant au service du syrrhapte paradoxal et de tous ceux dont les patronymes sont délicieusement obscurs comme l’érismature à tête blanche, le gravelot mongol, l’œdicnème criard et autres locustelles, parulines et consorts. Je passe sur tous les noms qui, comme “pie-grièche écorcheur” ou “queue-de-gaze”, sont de nature à me provoquer des sueurs froides lorsqu’il s’agit de les mettre au pluriel ou de déterminer leur genre.

Un inventaire que Prévert n’aurait certainement pas renié, ni d’ailleurs Shakespeare, qui aimait autant les oiseaux que les insultes (un aspect de son génie auquel, à mon sens, on ne rend pas suffisamment hommage). Par chance, il y a autant de passionnés d’ornithologie que de fanatiques du divin barde et certains d’entre eux ont pris le temps de compter le nombre de fois où chaque espèce était citée dans son œuvre (certaines personnes font ce genre de choses). La tourterelle est citée 44 fois, l’étourneau une seule. C’est pourtant indirectement à cause de cette citation que l’Amérique du Nord est aujourd’hui ravagée par 250 millions d’étourneaux sansonnets. Ceci n’aurait pas été possible sans la pertinente intervention d’Eugène Schieffelin, président de l’American Acclimatization Society et admirateur radical de Shakespeare : il rêvait de voir s’ébattre dans Central Park toutes les espèces qui avaient attiré l’attention de l’auteur et tenta de les introduire en Amérique. La délicate grive musicienne, pourtant plus souvent citée, s’acclimata beaucoup moins bien.

Amours de la littérature et des oiseaux ne sont pas toujours compatibles, mais les oiseaux nous réservent toujours d’incroyables surprises. Nous allons vous le prouver.

Cécile Breton



Nay, I’ll have a starling shall be taught to speak
Nothing but “Mortimer” and give it him (W. Shakespeare, Henri IV, acte I, scène 3).




dimanche 6 novembre 2016

Des fourmis guettent le vent pour garder les pieds sur terre

Des fourmis Acromyrmex lobicornis à l'entrée de leur nid, en Patagonie (photo A. Alma/A. Farji-Brener, avec leur aimable autorisation).

En Patagonie, le vent est si violent qu’il décoiffe même les fourmis au ras du sol. Ralenties, détournées des chemins les plus directs, elles risquent parfois même d’être emportées. Face à ces aléas climatiques, l’espèce Acromyrmex lobicornis a développé une réponse collective efficace : mettre en service les ouvrières les plus adaptées au temps qu'il fait !

Chez ces fourmis coupeuses de feuilles, les ouvrières amassent des fragments végétaux dans le nid pour y cultiver des champignons nourriciers. La taille des ouvrières est très variable au sein de chaque colonie. Or, selon que le vent souffle ou non, ce ne sont pas les mêmes qui travaillent ! Des chercheurs ont découvert que les ouvrières de petite taille sont plus nombreuses par temps calme et que les plus grandes ne sortent qu’en cas de gros vent. Ces dernières ne sont pas seulement plus lourdes : leurs pattes sont munies de pelotes adhésives plus efficaces permettant de mieux se cramponner au substrat. Ainsi résistent-elles bien au vent malgré des charges transportées et une prise à l’air plus importantes.
Une ouvrière d'A. lobicornis transporte un fragment de feuille (photo A. Alma/A. Farji-Brener).

Les chercheurs ont vérifié que le changement observé dans la taille des ouvrières actives ne vient pas de la perdition des plus petites dans les bourrasques, ce qui augmenterait de fait la proportion des grands individus. Il y a bien ajustement de la répartition des tâches entre les différents membres de la colonie. On suppose, pour l'heure, qu'une fois rentrées au nid, les ouvrières communiquent l’état des conditions extérieures et/ou les difficultés qui en découlent, déclenchant si besoin la sortie des plus grandes. Une sorte de bulletin météo en temps réel permettant de maintenir une circulation fluide !


Référence : Alma A. M., Farji-Brener A. G. et Elizalde L. 2016 - "Collective response of leaf-cutting ants to the effects of wind on foraging activity”, The American Naturalist, sous presse (doi: 10.1086/688419).

Julien Grangier

lundi 22 août 2016

21_Dessine-moi le pôle Sud













L’Antarctique fut dessinée bien avant d’être vue, rêvée avant même d’être approchée. Aristote pensait que pour équilibrer un globe si chargé de terres en haut - celles où il habitait - il devait bien y avoir “quelque chose” en bas. Nommé Ant-Arctique par opposition à l’Arctique, ce monde d’en bas n’a été longtemps que le négatif du monde d’en haut : une sorte d’anticontinent.

Toutes les conjectures sur ce monde-miroir se basent alors sur le monde connu que, dans l’Antiquité, on imagine entièrement habitable et habité. La preuve en est que, lorsque le navigateur grec Pythéas décrit les brumes et les glaces du septentrion, il ne fait que provoquer l’hilarité générale. Avec la théorie de la terre plate imposée par les docteurs de l’Église au Moyen Âge, il devient inutile de rééquilibrer le globe et la Terra australis incognita disparait des cartes. Avec la Renaissance renait le doute et le continent austral apparait puis disparait au gré des hésitations. En tout état de cause, et pendant plus de vingt siècles, les contours du continent fantôme onduleront en fonction de l’humeur des cartographes.
En lieu et place d’un continent, les premiers explorateurs qui approchent le cercle polaire au XVIIIe siècle ne trouvent que des iles. Leurs noms de baptême : iles Froides (archipel du Prince-Édouard), iles Arides (archipel de Crozet) ou ile de la Désolation (Kerguelen) en disent long sur l’état d’esprit de ces découvreurs. Si les baleiniers et les chasseurs de phoques tournent déjà autour depuis longtemps, on s’accorde à dire que personne n’a vu le continent austral avant la date avancée de 1820, soit à peine vingt ans avant que Dumont d’Urville n’y pose le pied.
Il faudra attendre d’être capable d’envoyer des engins dans l’espace pour faire le portrait de ce continent masqué par les glaces depuis 35 millions d’années. Des cartes que le changement climatique redessine aujourd’hui, si bien qu’on est en droit de se demander si la dernière carte de l’IGN, réalisée en 2007 à l’occasion de l’Année polaire internationale, n’est pas déjà tombée dans le domaine historique.

Mais ce n’est pas le seul problème que nous avons rencontré avec Arnaud Rafaelian - dont le talent s’exprime, entre autres, dans la réalisation des cartes d’Espèces -, pour vous présenter cette partie du monde. Comment situer Saint-Paul et Amsterdam qui se trouvent au large de… rien ? Comment montrer précisément, sur un petit bout de papier, les Terres australes et antarctiques françaises qui regroupent des iles aussi éloignées que Kerguelen, à 2 000 km de l’Antarctique et Tromelin, à quelques encablures de Madagascar ? Et ceci en sachant que les espèces dont nous vous parlons ne respectent aucunement les limites administratives ! Sur les planisphères habituels, l’Antarctique se déforme en largeur, sur les vues des pôles, l’Afrique et l’Australie sont à peine reconnaissables. Les antipodes ne nous résistent pas seulement par leur climat extrême, mais aussi par la difficulté à (se) les représenter. C’est sans doute pour cela que, malgré le froid et les vents violents qui les tourmentent sans cesse, l’albatros à sourcils noirs et  le gorfou sauteur y coulent encore des jours paisibles.

Cécile Breton



Les limites connues (en pointillé) du continent antarctique en 1657 dans l’Atlas Major de Jan Janssonius (1588-1664).



mardi 9 août 2016

L'infinie solitude des fruits malgaches

Un Vari noir et blanc (Varecia variegata) mange un fruit dans un sanctuaire animalier (photo Charlesjsharp, CC BY 3.0).

A Madagascar, certains fruits, pourtant grands et comestibles, pourrissent au sol. Situation étrange car, si les plantes produisent de tels fruits, c'est normalement que des animaux les mangent et favorisent la dispersion des graines. Une nouvelle étude publiée dans PNAS montre que ces fruits sont en fait les vestiges d'un ancien mutualisme dont la disparition a de lentes mais profondes conséquences sur la composition des forêts.

Les pièces manquantes du puzzle sont des lémuriens. Tous n'ont certes pas disparu de Madagascar, mais les plus grands si. En tout, 17 espèces, dont beaucoup de lémuriens « géants »,  n’ont pas survécu à l’intensification des activités humaines à Madagascar au cours des deux derniers millénaires. 
Crâne de Pachylemur insignis, un lémurien au moins deux fois plus imposant que les plus grandes espèces actuelles. Il aurait disparu il y a un peu plus de 1000 ans (photo Laurie R. Godfrey, CC BY-SA 3.0).


Ce déclin de la faune est devenu un problème critique pour les plantes produisant de grands fruits, trop difficiles à ingurgiter pour les petits lémuriens restants. Des chercheurs ont accumulé des preuves du phénomène en étudiant la morphologie crânienne des lémuriens passés et actuels et en reconstruisant l’évolution de leur régime alimentaire. Les résultats montrent notamment que la forme du crâne et des mâchoires influence fortement la taille maximale des fruits que les primates consomment.

Les arbres du genre Canarium, par exemple, en font la douloureuse expérience. Au cours de l’évolution, les espèces sud-asiatiques de ce genre ont eu tendance à développer des fruits de plus en plus grands. Cette course au gigantisme a atteint son maximum à Madagascar, où l’action des lémuriens de grande taille a certainement renforcé ce type de sélection.
Fruits d'un arbre du genre Canarium (photo Forest and Kim Starr, CC BY 2.0).

Mais ce qui était avantageux hier devient un sérieux handicap aujourd’hui ! Les lémuriens du genre Varecia, en danger critique d’extinction, sont désormais les derniers lémuriens frugivores assez grands pour consommer couramment ces fruits. S’ils disparaissent, les Canarium deviendront, comme bon nombre d’autres plantes malgaches, orphelines des partenaires qui autrefois les dispersaient. Leurs populations seraient alors condamnées à se recroqueviller lentement sur elles-mêmes, au risque de disparaître à leur tour.
Un lémurien du genre Varecia dans la réserve naturelle de Betampona, à Madagascar (photo Adam Britt, CC BY 3.0).


Référence : Federman S., Dornburg, A., Daly D. C., Downie, A., Perry H. P., Yoder A. D., Sargis E. J., Richard, A. F., Donoghue, M. J., Baden A. L. 2016 - “Implications of lemuriform extinctions for the Malagasy flora”, PNAS, sous presse (doi: 10.1073/pnas.1523825113).

Julien Grangier

mercredi 25 mai 2016

20_Gentille tortue et buglosse crépue











C’est le printemps en Corse, les Anciens sont déjà aux terrasses profitant du soleil léger et d’un entre-soi en sursis. Mais, comme dans toutes les régions qui dépendent majoritairement du tourisme, partout ailleurs, c’est la frénésie : on nettoie les vitrines, on repeint les façades et on brique les boules à facettes. Il faut que le décor soit prêt. La tension est palpable, les 322 120 humains qui vivent sur cette ile en verront passer, entre mai et septembre, plus de deux millions d’autres.

En pleine nature la tension n’est pas moindre, les naturalistes de tout poil s’activent. Pour de nombreuses espèces c’est la saison des amours et, pour eux, la saison des recensements. On en profite pour importer un peu de gypaète barbu par ici et exporter un peu de milan royal par là. On arrache les griffes de sorcière, on guette les tortues d’Hermann au sortir de leur couverture de feuilles, on tremble pour les fragiles limicoles. Ici, tout est plus difficile qu’ailleurs : l’insularité, la mosaïque de paysages, les 3 000 mètres de dénivelé, les 1 000 kilomètres de côte sont protégés par une poignée de femmes et d’hommes. En face, une armada de touristes souvent indifférents et de commerçants pas toujours coopérants. S’il est facile de les sensibiliser à la beauté altière d’un rapace de 3 m d’envergure ou au doux regard de la gentille mignonne tortue, il faut parfois âprement négocier de maigres carrés de sable aux petites plantes endémiques qui n’ont rien de “marketing”, ni l’allure ni le nom, comme la pauvre buglosse crépue.

Ce numéro mi-figue, mi-raisin, dans lequel nous souhaitions aborder à la fois des dangers qui menacent le littoral et ses étonnantes capacités de régénération est un hommage que je rends à ces infatigables naturalistes de terrain. Une fois bouclé ce numéro, je pourrais rejoindre les Anciens en terrasse tandis que mes amis continueront à suer sang et eau sur les pentes granitiques, affrontant la morsure des cistes secs, s’engouffrant dans les anciennes mines du Cap pour s’assurer du bien-être de la dernière portée de minioptères de Schreibers. Nous ne nous croiserons sans doute pas beaucoup pendant les beaux jours, sauf peut-être par hasard, si une chauve-souris ou un milan les amène vers chez moi. Je les verrai alors sortir tout crottés du maquis, brandissant un récepteur ou portant délicatement un oiseau juvénile fraichement bagué… et ils mentiront en disant qu’ils attendent l’hiver avec impatience.

Cécile Breton



Naturaliste en livrée printanière sortant du bois (cliché C. Breton).

vendredi 15 avril 2016

HS2_Vingt mille lieux sous les mers... Mésozoïques








Dans l’œuvre de Jules Verne, Vingt mille lieues sous les mers et Voyage au centre de la Terre sont sans doute les romans ayant suscité le plus de vocations en sciences de la vie et de la Terre. Dans le premier des deux ouvrages, le savant Pierre Aronnax, prisonnier du Nautilus et de l’énigmatique capitaine Nemo, passe des heures entières, à la fenêtre du salon du submersible, à admirer le fascinant spectacle de la vie sous-marine. Dans le second, le professeur Otto Lidenbrock, naviguant sur un radeau de fortune à la surface d’une mer souterraine baptisée à son nom, est le témoin d’une lutte titanesque entre deux rescapés du Mésozoïque, un ichthyosaure et un plésiosaure. L’inventif auteur des Voyages extraordinaires n’est pas allé jusqu’à imaginer une suite commune aux deux aventures et n’a pas écrit Vingt mille lieues sous les mers mésozoïques.

Espèces, à sa façon, vous invite à ce Voyage extraordinaire à travers ce hors-série coordonné par deux spécialistes des reptiles de ces temps lointains, Nathalie Bardet et Peggy Vincent, chercheuses au CNRS et rattachées au Muséum national d’histoire naturelle. Le métier et la passion de ces “petites-filles” de Mary Anning (la découvreuse du premier Ichthyosaurus) sont de nous faire revivre les ichthyosaures, plésiosaures et autres mosasaures, sans Nautilus ni machine à remonter le temps, parfois sur la base de quelques os épars. Les reptiles géants qu’elles affectionnent tant se situaient au sommet des pyramides trophiques et vivaient directement ou indirectement aux dépens des autres espèces peuplant leurs mers : micro-organismes, “invertébrés” et autres “poissons”. Chacune de ces catégories d’êtres vivants ainsi que la géographie changeante des 185 millions d’années du Mésozoïque sont développées dans les pages qui suivent par d’éminent(e)s spécialistes. On verra que les espèces les plus charismatiques – inévitablement les plus grandes – ne sont pas celles qui nous ont légué l’héritage le plus spectaculaire, comme en témoignent, entre autres, les formations sédimentaires des falaises d’Étretat, gigantesques accumulations de cadavres microscopiques. Ces géants marins n’ont d’ailleurs laissé aucun descendant dans les mers actuelles, en raison notamment du terrible évènement qui a marqué le passage, il y a 66 Ma, du Crétacé au Paléogène. Les géants des océans contemporains sont surtout des mammifères dont les ancêtres ont effectué un “retour” au milieu marin, bien après cette grande crise d’extinctions. Des travaux récents ont révélé leur importance dans le fonctionnement des écosystèmes… peut-être en était-il de même pour les reptiles des mers mésozoïques. Espérons qu’à court terme nos géants marins ne subissent pas le sort de ces derniers, à cause non pas d’un évènement géologique ou cosmique mais, comme c’est malheureusement le plus probable, des activités humaines.

Bruno Corbara



Combat entre un ichthyosaure et un plésiosaure. Gravure d’Édouard Riou pour l’édition originale
de Voyage au centre de la Terre, de Jules Verne (1864).


jeudi 31 mars 2016

Guerre de succession chez les crevettes

Rencontre tendue entre deux ouvrières de la crevette sociale Synalpheus regalis
(photo J. E. Duffy).

De petits royaumes sous-marins logés dans d’étranges châteaux... Ainsi vivent les crevettes du genre Synalpheus, crustacés sans gêne qui squattent les parties creuses des éponges. Ces crevettes ont la particularité d’être eusociales, c'est-à-dire qu'à la manière des fourmis ou des termites, elles forment des colonies au sein desquelles la division des tâches est si poussée qu’une partie seulement des individus se reproduit. C'est le rôle des « reines », tandis que les « ouvrières » s’occupent des autres tâches comme les soins aux jeunes et la collecte de nourriture. Certaines, aux pinces plus développées que les autres, jouent le rôle de « soldats » en repoussant les intrus qui s’aventurent dans leur éponge. 

Pour éclairer le fonctionnement de ces sociétés aquatiques, des chercheurs américains ont voulu savoir si les ouvrières pouvaient devenir reines ou si les rôles étaient attribués à vie. L’espèce étudiée s’appelle Synalpheus elizabethae et vit dans des éponges peuplant les eaux chaudes du Panama. Son hôte lui offre non seulement une bonne protection mais aussi de la nourriture grâce aux bactéries qui pullulent le long de ses parois.
L'éponge Lissodendory colombiensis, forteresse et garde-manger des crevettes sociales Synalpheus elizabethae (photo Chris Freeman, STRI).

Ainsi nourries et logées, les colonies réunissent une reine et parfois plus de 300 ouvrières mâles et femelles. Mais en dépit de ces « castes » bien distinctes, les biologistes ont découvert qu’aucune ouvrière n’était réellement stérile. En revanche, la présence royale empêche la plupart des femelles d’atteindre leur maturité sexuelle, sans doute par l'émission de phéromones inhibitrices. Si la reine disparaît, l’une des ouvrières prendra sa place et s’accouplera avec les mâles. L’accession au pouvoir ne se fait toutefois pas sans heurts. Le nombre d’agressions entre ouvrières augmente nettement après la disparition de la reine, signe d’une compétition acharnée pour devenir calife à la place du calife.
Une femelle de l'espèce étudiée, S. elizabethae (photo J. E. Duffy).

Le statut reproductif des ouvrières chez ces crevettes sociales et leur lutte pour succéder à la reine rappelle ce que l'on observe chez les rats-taupes, dont deux espèces sont les seuls mammifères eusociaux connus. Cette organisation se distingue néanmoins de celle des insectes sociaux où la stérilité des ouvrières est souvent irréversible. En approfondissant ce type de comparaison, les biologistes espèrent mieux comprendre les origines de l’eusocialité, qui serait apparue 22 fois indépendamment au cours de l'évolution (17 fois chez les insectes, deux fois chez les mammifères, et trois fois chez les crevettes). Les mécanismes responsables de cette étonnante convergence évolutive ne cessent en effet d'intriguer depuis Darwin lui-même, déstabilisé par l'existence d'individus stériles dans les sociétés d'insectes, jusqu'aux biologistes actuels, encore engagés dans d'âpres débats sur le sujet.


Référence : Chak S. T. C., Rubenstein D. R., Duffy J. E. 2015 - “Social control of reproduction and breeding monopolization in the eusocial snapping shrimp Synalpheus elizabethae”, The American Naturalist 186 (doi: 10.1086/683132).

Julien Grangier

  

vendredi 11 mars 2016

La vie privée des corbeaux bricoleurs

Un corbeau calédonien sonde du bois mort avec une brindille pour en extraire des insectes (photo Jolyon Troscianko, avec son aimable autorisation).

Les jumelles ne suffisent décidément plus pour étudier les oiseaux dans leur milieu. Pendant que certains se tournent vers les drones, d’autres font appel à la caméra embarquée ! C’est l’approche présentée récemment dans une étude visant à percer les secrets des corbeaux calédoniens (Corvus moneduloides). Ces oiseaux sont connus depuis longtemps pour utiliser des outils : des brindilles taillées de différentes façons servant à récupérer des insectes au cœur des souches d’arbres, un peu comme le font les chimpanzés pour récolter des termites. Cependant, la plupart des observations ont été faites en captivité, et celles faites dans la nature restaient trop ponctuelles pour en déduire la place qu’occupent réellement les outils dans la vie quotidienne des corbeaux.

La caméra et son champ d'observation une fois fixée au plumage du corbeau
(image J. Troscianko).

Les biologistes Jolyon Troscianko et Christian Rutz ont contourné le problème en fixant des microcaméras à des corbeaux sauvages, capturés le temps de la pose du mouchard. Le dispositif était maintenu à la queue des animaux par une attache conçue pour céder au bout de quelques jours. Une balise radio miniature permettait ensuite de retrouver l’appareil pour y récupérer les précieuses données. L’analyse image par image des vidéos s’est avérée exploitable et très informative pour 10 corbeaux.


(vidéo Troscianko et Rutz 2015).

Il apparaît ainsi que la collecte de nourriture chez ces oiseaux repose à 19 % sur l’utilisation d’un outil. Les corbeaux alternent fréquemment entre outil et bec seul pour mener à bien leur tâche, maintenant la précieuse brindille sous la patte quand elle n’est pas utilisée. Parfois, l'objet est stocké dans une cachette, signe de l'importance qui lui est attribuée. La fabrication d’outils en forme de crochets, à partir de brindilles coupées directement sur des arbres du genre Melaleuca, a donc pu être filmée pour la première fois en conditions naturelles. Les vidéos révèlent aussi que ces crochets sont parfois utilisés au sol pour sonder la litière à la recherche de proies. Les corbeaux méritent donc bien leur surnom de "singes à plumes" !
Dessin illustrant la technique de fabrication d'un outil en forme de crochet par les corbeaux (les flèches rouges indiquent les endroits sectionnés à coups de bec), et photo d'un de ces outils collectés sur le terrain (images J.  Troscianko).

Selon les auteurs, les 10 heures de vidéo collectées « ont renseigné l’écologie des corbeaux calédoniens de façon plus approfondie que les centaines d’heures de radio-tracking et d’observations opportunistes » conduites auparavant dans les mêmes sites ! 


Référence : Troscianko J. et Rutz C., 2015 – « Activity profiles and hook-tool use of New Caledonian crows recorded by bird-borne video cameras », Biology Letters 11 (doi:10.1098/rsbl.2015.0777).

Voir aussi

D'autres utilisations de caméras embarquées : des manchots et des faucons en train de chasser.


Julien Grangier

vendredi 19 février 2016

19_Ahhaaahh !








« Mais où est mon araignée ? » J’ai compris que j’avais eu la main un peu lourde avec l’aspirateur. J’étais loin d’imaginer que, dans cette maison, quelqu’un connaissait personnellement cette petite tégénaire brune, bien discrètement installée dans un angle. On la dit “domestique” – Tegenaria est domestica comme Canis est familiaris – car elle aime les maisons des hommes et leur confort, préférant les pièces bien chauffées aux caves humides. Elle peut être assez grosse et sa physionomie plutôt ramassée et pas franchement glabre ne plaide pas en sa faveur. Mais je ne suis pas particulièrement arachnophobe ; elle fut victime de ma distraction et non de mon animosité… d’autant que nous n’avions pas été présentées. En Corse, où j’habite, il n’y a pas d’araignées dangereuses à l’exception de la bien nommée malmignattu, une veuve noire qui a le bon goût de vous alerter par sa livrée rouge et noire et de ne pas habiter chez vous. C’est sans doute la raison pour laquelle on l’a affublée d’un nom à coucher dehors : Latrodectus mactans tredecimguttatus. Avec la quinzaine d’espèces véritablement dangereuses pour l’homme (sur les 45 000 recensées dans le monde), la malmignatte sert de prétexte aux campagnes d’écrasement systématique dont sont victimes toutes ses frangines, sans distinction de race, de couleur ou de pilosité. La dernière fois que j’ai tenté d’en sauver une d’une botte rageuse, on m’a rétorqué « On ne sait jamais ! ». Et bien si ! Parfois, on sait.
Il y a malheureusement des exceptions au théorème qui postule que la connaissance suffit à éradiquer la peur et son corolaire, la violence. Les araignées font partie de ces exceptions, avec les serpents et les souris, pour ne citer que les cas les plus courants. Les phobies ont cela de rigolo que celui qui en est victime a pleine conscience du caractère irrationnel de sa peur. Le pouvoir de l’esprit a ses limites et les diverses explications évolutives, environnementales ou culturelles n’expliquent encore qu’imparfaitement cette “pathologie”. Les guillemets sont de rigueur pour un mal qui toucherait près de 26  millions de personnes… 26  millions d’acheteurs potentiels du présent numéro dont nous faisons notre deuil par amour du savoir et des bêtes, quel que soit le nombre de leurs pattes. Moches ou belles, dangereuses ou inoffensives, velues ou gluantes, vivant dans les bouses de vaches ou dominant les cieux, elles méritent toutes les honneurs de la une.

Certes, nous ne sauverons pas beaucoup d’araignées en vous montrant combien elles sont étranges et merveilleuses. Nous acceptons de bonne grâce cet échec annoncé, car nous devons bien cela à ces quelques-unes qui seront peut-être épargnées, comme je devais cet hommage à la petite tégénaire qui ne m’avait rien fait.

Cécile Breton


L'araignée souriante, croisement d'araignée et de chat du Cheshire par Odilon Redon
(fusain, estompe sur papier vélin chamois, 1881, cliché Creative Commons).

samedi 23 janvier 2016

18_Nous avons besoin de vous






La vulgarisation scientifique n’est pas un métier facile, et la preuve en est que, pendant longtemps, ce n’était pas un métier du tout.

Pourtant, des méthodes de communication efficaces ont été élaborées depuis des temps immémoriaux. Contrairement aux apparences, tous les Égyptiens de l’Antiquité ne croyaient pas qu’il existait vraiment des dieux zoomorphes : dans le secret des naos, les prêtres, érudits et lettrés, voyaient les dieux comme des concepts – en fait comme des hiéroglyphes – tandis que le bon peuple s’attendait vraiment à rencontrer un type avec une tête de chacal dans l’au-delà. C’était merveilleux et surtout beaucoup plus simple à comprendre.

La vulgarisation scientifique – et, avec Jean Rostand, je revendique ce terme, tant pis pour ceux qui pensent que le peuple est vulgaire – profite d’une invention portée par le prosélytisme religieux : l’imprimerie. Malheureusement, les sciences ne jouissent pas de toutes les facilités de diffusion dont profitent les croyances. D’abord, et surtout, parce que nous ne pouvons pas déformer la réalité à notre aise ; autrement dit, il est impossible de nous limiter à ce que vous avez envie d’entendre (ou à ce que vous ne voulez surtout pas entendre pour “vendre du papier”). Ensuite, parce qu’à peine débarrassé de l’emprise de ceux qui croyaient être les seuls à en être dignes, le savoir devient si colossal qu’il s’isole à nouveau par une spécialisation croissante : chaque discipline doit alors inventer son propre langage. Or, si les “savants” eux-mêmes peinent à se comprendre entre eux, comment les comprendre lorsqu’on n’est pas soi-même savant ?

Pour les vulgarisateurs que nous sommes, maintenir l’équilibre entre les raccourcis exagérés qui nous feraient basculer dans l’erreur et le discours jargonneux qui rebuterait les plus motivés d’entre vous, tient désormais de l’exploit. Malgré nos efforts, Espèces ne se lit pas comme Mickey magazine, et ce parce qu’il est parfois impossible de contourner les termes qui désignent précisément la réalité scientifique sans passer par des périphrases, sources de confusion. Alors oui, nous avons besoin de votre aide pour continuer à bien faire ce métier difficile et, si nous ne pouvons vous garantir la facilité, nous pouvons vous promettre ceci : vos efforts seront toujours récompensés.

Le titre de ce dossier, Les surprises de l’évolution est emprunté à Stephen Jay Gould – grand paléontologue, mais aussi grand vulgarisateur – qui sous-titra ainsi son livre sur l’histoire du gisement fossilifère de Burgess : La vie est belle. Il résume dans cette phrase ce que j’aimerais savoir dire aussi bien que lui : « Évidemment, les grands espoirs que je fonde sur ce livre ne tiennent que si vous, lecteurs, consentez un petit effort […] Oh ! bien sûr vous pouvez sauter les passages portant sur les descriptions anatomiques […] mais, je vous en prie, ne le faites pas car sinon vous ne vous rendrez jamais compte à quel point le “drame de Burgess” est passionnant et beau ».

Cécile Breton


Saint Jérôme (patron des vulgarisateurs) traduisant la Bible, par Le Caravage (cliché Web gallery of art/Creative Commons).

mercredi 13 janvier 2016

Un poisson sème la zizanie pour échapper à ses prédateurs

Le poisson Pomacentrus moluccensis sait sortir de la gueule du loup (photo Paul Asman and Jill Lenoble, CC BY 2.0). 

Les récifs coralliens ne sont pas toujours paisibles pour les myriades de jeunes poissons qui y grandissent. Bon nombre de prédateurs viennent piocher dans leurs rangs, par surprise ou en les coursant hors de leurs abris minéraux. Le long de la grande barrière de corail australienne, un petit poisson nommé Pomacentrus moluccensis sait néanmoins se sortir des situations les plus critiques.
Un banc de poisson le long de la Grande Barrière de corail (photo Brian GratwickeCC BY 2.0).

Des chercheurs ont étudié de près les rencontres entre cette espèce et son prédateur le plus acharné, le poisson Pseudochromis fuscus. Ils ont découvert que le Pomacentrus émet des substances chimiques sitôt que son épiderme subit la moindre blessure sous les dents de son agresseur. Ces substances se diffusent rapidement dans l’eau et ont pour effet d’attirer d’autres prédateurs parmi les Pseudochromis des environs. Une façon d’en finir plus vite ? Au contraire : l’ultime chance d’en réchapper ! Car ces chasseurs ne rappliquent que pour une chose : voler sa proie au premier qui l'a attaquée. Se comportant en cleptoparasites – le terme scientifique pour ce genre de malandrins qui laissent aux autres la peine de repérer et de capturer une proie – ils se disputent énergiquement avec leur concurrent pour lui faire cracher le morceau. Tactique incertaine, car s’ils y parviennent parfois, la cohue qu'ils provoquent offre aussi une brève opportunité de fuite à la proie. Selon des observations sous-marines et des expériences en aquarium,  celle-ci a 40 % de chances d’échapper à son agresseur quand elle parvient à attirer d’autres prédateurs, contre 5 % dans le cas contraire. Paradoxalement, signaler sa présence aux prédateurs peut donc s’avérer salutaire dans les situations les plus désespérées.



Référence : Lönnstedt O. M., McCormick M. I. 2015 - “Damsel in distress: captured damselfish prey emit chemical cues that attract secondary predators and improve escape chances”, Proceedings of the Royal Society B 282 (doi:10.1098/rspb.2015.2038).

Julien Grangier