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samedi 1 mars 2014

11_Fleurs perfides



«  Il est d’étranges soirs où les fleurs ont une âme.  »
Albert Samain, 
Au jardin de l’Infante, 1893




Je n’ai jamais été très à mon aise en présence d’une orchidée. J’ai toujours le sentiment diffus que les multiples petites têtes d’une hydre fantastique me dévisagent sans gêne en me souriant méchamment. Leur architecture compliquée m’évoque tour à tour des yeux et des dents, des bouches goulues, des oreilles hypertrophiées, des bras menaçants… en un mot davantage les inquiétants démons de Jérôme Bosch que les paisibles nymphéas de Monet. C’est pourquoi je ne leur tourne jamais le dos.

Ce trouble vient évidemment des analogies qu’il est aisé de faire entre l’anatomie de leurs fleurs et celle de l’homme – et de nombreuses plantes ont été l’objet de telles comparaisons. On attribue à un certain Pedanius Dioscoride, auteur, au premier siècle apr. J.-C., de De materia medica (Sur la flore médicinale), la paternité de ce qu’on appelle la “théorie des signatures”. Cette théorie, puisqu’il faut l’appeler comme cela, postule que les plantes qui ressemblent à un organe ou à un membre humain soignent l’organe ou le membre en question. Au premier rang d’entre elles la célèbre mandragore, autrefois surnommée “petit homme planté” en raison de la forme de ses racines évoquant l’homme tout entier – et je pèse mes mots ; viennent ensuite la noix qui guérit le cerveau, le haricot le rein, etc. On trouve des traces de cette croyance jusque dans les dénominations vernaculaires (et même scientifiques) de nombreuses plantes : la vipérine guérit des morsures de serpent, la sagittaire (en raison de la forme de ses feuilles) guérit les blessures infligées par les flèches, la pimprenelle (Sanguisorba officinalis) aurait des propriétés hémostatiques, etc. Quant à nos orchidées, pardi, en accord avec leur étymologie, elles soulagent les inflammations des testicules (orchite)… ce que confirme l’aspect de leurs tubercules !

Si l’homme est au centre du monde, il est bien “naturel” que les autres espèces justifient leur existence en se mettant à son service et le Créateur, jamais en panne de bonnes idées, a laissé des indices pour que nous n’ayons pas à chercher trop longtemps. Tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes.

Les physionomies sont une chose, les intentions en sont une autre. L’incroyable débauche de moyens inavouables par lesquels orchidées (et aracées) se reproduisent aurait tendance à confirmer le jugement peu charitable que je leur portais déjà. En prenant l’apparence de femelles d’hyménoptères, d’abri douillet ou même d’autres fleurs (elles n’épargnent même pas leur propre famille), elles exploitent de pauvres insectes sans qu’ils en retirent la moindre rémunération. Bref, elles cumulent délit de sale gueule et duplicité !

Ce serait oublier que seul l’homme est capable de machiavélisme. Mais, même si seule l’évolution a sélectionné ces systèmes de pollinisation, nous utilisons, pour en parler, les mots “tromperie” ou “leurre” – et j’en passe, la langue française étant particulièrement riche dans ce registre –, termes qui portent en eux une intentionnalité, et même un calcul qui n’a évidemment pas plus de réalité que les dents ou les oreilles que je vois dans les orchidées. Gardez bien ceci à l’esprit tout au long de ce numéro et appréciez combien il est difficile de regarder le monde sans y voir le reflet de toutes les perfidies dont nous avons l’exclusivité.
Cécile Breton


Mandragora officinarum dans le Tacuinum Sanitatis de Ibn Butlan (vers 1390).
On utilisait un chien pour l’arracher car elle poussait un cri insoutenable.


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