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jeudi 31 mars 2016

Guerre de succession chez les crevettes

Rencontre tendue entre deux ouvrières de la crevette sociale Synalpheus regalis
(photo J. E. Duffy).

De petits royaumes sous-marins logés dans d’étranges châteaux... Ainsi vivent les crevettes du genre Synalpheus, crustacés sans gêne qui squattent les parties creuses des éponges. Ces crevettes ont la particularité d’être eusociales, c'est-à-dire qu'à la manière des fourmis ou des termites, elles forment des colonies au sein desquelles la division des tâches est si poussée qu’une partie seulement des individus se reproduit. C'est le rôle des « reines », tandis que les « ouvrières » s’occupent des autres tâches comme les soins aux jeunes et la collecte de nourriture. Certaines, aux pinces plus développées que les autres, jouent le rôle de « soldats » en repoussant les intrus qui s’aventurent dans leur éponge. 

Pour éclairer le fonctionnement de ces sociétés aquatiques, des chercheurs américains ont voulu savoir si les ouvrières pouvaient devenir reines ou si les rôles étaient attribués à vie. L’espèce étudiée s’appelle Synalpheus elizabethae et vit dans des éponges peuplant les eaux chaudes du Panama. Son hôte lui offre non seulement une bonne protection mais aussi de la nourriture grâce aux bactéries qui pullulent le long de ses parois.
L'éponge Lissodendory colombiensis, forteresse et garde-manger des crevettes sociales Synalpheus elizabethae (photo Chris Freeman, STRI).

Ainsi nourries et logées, les colonies réunissent une reine et parfois plus de 300 ouvrières mâles et femelles. Mais en dépit de ces « castes » bien distinctes, les biologistes ont découvert qu’aucune ouvrière n’était réellement stérile. En revanche, la présence royale empêche la plupart des femelles d’atteindre leur maturité sexuelle, sans doute par l'émission de phéromones inhibitrices. Si la reine disparaît, l’une des ouvrières prendra sa place et s’accouplera avec les mâles. L’accession au pouvoir ne se fait toutefois pas sans heurts. Le nombre d’agressions entre ouvrières augmente nettement après la disparition de la reine, signe d’une compétition acharnée pour devenir calife à la place du calife.
Une femelle de l'espèce étudiée, S. elizabethae (photo J. E. Duffy).

Le statut reproductif des ouvrières chez ces crevettes sociales et leur lutte pour succéder à la reine rappelle ce que l'on observe chez les rats-taupes, dont deux espèces sont les seuls mammifères eusociaux connus. Cette organisation se distingue néanmoins de celle des insectes sociaux où la stérilité des ouvrières est souvent irréversible. En approfondissant ce type de comparaison, les biologistes espèrent mieux comprendre les origines de l’eusocialité, qui serait apparue 22 fois indépendamment au cours de l'évolution (17 fois chez les insectes, deux fois chez les mammifères, et trois fois chez les crevettes). Les mécanismes responsables de cette étonnante convergence évolutive ne cessent en effet d'intriguer depuis Darwin lui-même, déstabilisé par l'existence d'individus stériles dans les sociétés d'insectes, jusqu'aux biologistes actuels, encore engagés dans d'âpres débats sur le sujet.


Référence : Chak S. T. C., Rubenstein D. R., Duffy J. E. 2015 - “Social control of reproduction and breeding monopolization in the eusocial snapping shrimp Synalpheus elizabethae”, The American Naturalist 186 (doi: 10.1086/683132).

Julien Grangier

  

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