C’est le printemps en Corse, les Anciens sont déjà aux terrasses profitant du soleil léger et d’un entre-soi en sursis. Mais, comme dans toutes les régions qui dépendent majoritairement du tourisme, partout ailleurs, c’est la frénésie : on nettoie les vitrines, on repeint les façades et on brique les boules à facettes. Il faut que le décor soit prêt. La tension est palpable, les 322 120 humains qui vivent sur cette ile en verront passer, entre mai et septembre, plus de deux millions d’autres.
En pleine nature la tension n’est pas moindre, les naturalistes de tout poil s’activent. Pour de nombreuses espèces c’est la saison des amours et, pour eux, la saison des recensements. On en profite pour importer un peu de gypaète barbu par ici et exporter un peu de milan royal par là. On arrache les griffes de sorcière, on guette les tortues d’Hermann au sortir de leur couverture de feuilles, on tremble pour les fragiles limicoles. Ici, tout est plus difficile qu’ailleurs : l’insularité, la mosaïque de paysages, les 3 000 mètres de dénivelé, les 1 000 kilomètres de côte sont protégés par une poignée de femmes et d’hommes. En face, une armada de touristes souvent indifférents et de commerçants pas toujours coopérants. S’il est facile de les sensibiliser à la beauté altière d’un rapace de 3 m d’envergure ou au doux regard de la gentille mignonne tortue, il faut parfois âprement négocier de maigres carrés de sable aux petites plantes endémiques qui n’ont rien de “marketing”, ni l’allure ni le nom, comme la pauvre buglosse crépue.
Ce numéro mi-figue, mi-raisin, dans lequel nous souhaitions aborder à la fois des dangers qui menacent le littoral et ses étonnantes capacités de régénération est un hommage que je rends à ces infatigables naturalistes de terrain. Une fois bouclé ce numéro, je pourrais rejoindre les Anciens en terrasse tandis que mes amis continueront à suer sang et eau sur les pentes granitiques, affrontant la morsure des cistes secs, s’engouffrant dans les anciennes mines du Cap pour s’assurer du bien-être de la dernière portée de minioptères de Schreibers. Nous ne nous croiserons sans doute pas beaucoup pendant les beaux jours, sauf peut-être par hasard, si une chauve-souris ou un milan les amène vers chez moi. Je les verrai alors sortir tout crottés du maquis, brandissant un récepteur ou portant délicatement un oiseau juvénile fraichement bagué… et ils mentiront en disant qu’ils attendent l’hiver avec impatience.
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